di teodoro studita » 10/03/2010, 22:49
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Le rôle de l’évêque de Rome dans la communion de
l’Eglise pendant le premier millénaire
Le comité mixte de coordination pour le dialogue théologique entre l’Eglise
catholique romaine et l’Eglise orthodoxe
Agios Nikolaos, Crète, Grèce, du 27 septembre au 4 octobre, 2008
Introduction
1. Dans le document rédigé à Ravenne, « Les conséquences ecclésiologiques
et théologiques de la nature sacramentelle de l’Eglise – Communion
ecclésiale, conciliarité et autorité », les délégués catholiques romains et
orthodoxes reconnaissent le lien inséparable entre la conciliarité et la
primauté à tous les niveaux de la vie de l’Eglise : « La primauté et la
conciliarité sont mutuellement interdépendantes. C’est pour cette raison
que la primauté aux différents niveaux de la vie de l’Eglise, local, régional
et universel, doit être toujours considérée dans le contexte de la
conciliarité et de même, la conciliarité dans le contexte de la primauté »
(document de Ravenne, n. 43). Les catholiques romains et les orthodoxes
étaient également d’accord pour affirmer que « selon l’ordre canonique
(la taxis) dont témoigne l’Eglise ancienne », ordre « reconnu par tous à
l’époque de l’Eglise indivise », « Rome, en tant que l’Eglise qui « préside
dans l’amour » selon la phrase de saint Ignace d’Antioche, occupa la
première place dans la taxis et que l’évêque de Rome était par conséquent
le protos parmi les patriarches » (nn. 40, 41). Le document mentionne le
rôle actif et les prérogatives de l’évêque de Rome en tant que « protos
parmi les patriarches », « protos des évêques des sièges principaux » (nn.
41, 42, 44) et le document en tire la conclusion que « l’étude du rôle de
l’évêque de Rome dans la communion de toutes les Eglises doit être
approfondie ». « Quelle est la fonction spécifique de l’évêque du premier
siège dans une ecclésiologie de koinonia ? » (n. 45).
2. Le thème de la prochaine étape du dialogue théologique est donc : « Le
rôle de l’évêque de Rome dans la communion de l’Eglise au premier
millénaire ». Le but est une compréhension approfondie du rôle de
l’évêque de Rome pendant la période où les Eglises d’Occident et
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d’Orient étaient en communion, malgré certaines divergences entre elles.
Cet approfondissement doit permettre de répondre à la question posée ci-
dessus.
3. Le présent texte traitera de ce thème sous les quatre chefs suivants :
- L’Eglise de Rome, premier siège ;
- L’évêque de Rome comme successeur de Pierre ;
- Le rôle de l’évêque de Rome à des moments de crise dans la
communion ecclésiale ;
- L’influence de facteurs non théologiques.
L’Eglise de Rome, « premier siège »
4. Les catholiques romains et les orthodoxes sont en accord pour reconnaître
que, dès les temps apostolique, l’Eglise de Rome fut reconnue comme la
première parmi les Eglises locales, tant en Orient qu’en Occident. Les écrits des
Pères apostoliques témoignent clairement de ce fait. Rome, capitale de l’Empire,
a rapidement joui dans l’Eglise primitive d’une grande renommée comme lieu
de martyre des saints Pierre et Paul (cf. Rév 11 :3-12). Elle occupa une place
unique parmi les Eglises locales et exerça une influence unique. Vers la fin du
premier siècle, en invoquant l’exemple des martyrs Pierre et Paul, l’Eglise de
Rome écrivit une longue lettre à l’Eglise de Corinthe, qui venait de chasser ses
anciens (1 Clém. 1, 44) où elle encouragea le rétablissement de l’unité et de
l’harmonie (homonoia). La lettre fut rédigée par Clément, identifié par la suite
comme évêque de Rome (cf. Irénée, Adv. Haer., 3, 3, 2), bien que la forme
précise assumée à l’époque par la présidence à Rome reste à préciser.
5. Peu après, sur le chemin de son martyre à Rome, Ignace d’Antioche
s’adressa à l’Eglise de Rome en des termes qui indique l’estime qu’il avait pour
elle : « digne de Dieu, digne d’honneur, digne d’être appelée bienheureuse,
digne de succès, digne de pureté ». Il en parle comme celle qui « préside dans la
région des Romains » et aussi comme celle qui « préside dans la charité »
(« prokathemene tes agapes », Lettre aux Romains, « salutation »). On interprète
cette phrase de manières diverses mais elle semble indiquer que Rome jouait au
niveau régional un rôle d’ancienneté et de présidence et qu’elle se distinguait
dans les fondamentaux du christianisme, à savoir la foi et la charité. Ignace parle
également de Pierre et de Paul, qui avaient prêché aux romains (Romains, 4).
6. Irinée a souligné que l’Eglise de Rome était une référence sûre en matière
de doctrine apostolique. Il était nécessaire que toute Eglise soit en accord
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(convenire) avec elle, « propter potentiorem principalitatem », phrase qui
pourrait signifier « à cause de son origine plus imposante » ou encore « à cause
de sa plus grande autorité » (Adv. Haer., 3, 3, 2). Tertullien aussi a loué l’Eglise
de Rome « sur laquelle les apôtres [Pierre et Paul] ont versé tout leur
enseignement avec leur sang ». Rome était la plus grande des Eglises
apostoliques et aucun des hérétiques qui y était allé en quête d’approbation
n’avait été reçu (cf. De Praescrip. 36). L’Eglise de Rome était ainsi une
référence tant pour la « règle de foi » que dans la recherche d’une résolution
pacifique de difficultés soit à l’intérieur de certaines Eglises, soit entre elles.
7. L’évêque de Rome était parfois en désaccord avec d’autres évêques.
Quant à la question de la date de Pâques, Anicet de Rome et Polycarpe de
Smyrne n’ont pu se mettre d’accord en l’an 154, mais ils ont maintenu les liens
de la communion eucharistique. Quarante ans plus tard, l’évêque Victor de
Rome fit convoquer des synodes pour régler le problème – un exemple
intéressant et ancien de synodalité, voire d’un pape qui encouragea la réunion de
synodes- et excommunia Polycrate d’Ephèse et les évêques d’Asie après que
leur synode eut refusé d’adopter l’usage romain. Irinée réprimanda Victor pour
sa sévérité et il semble que celui-ci révoqua sa sentence et que la communion fut
préservée. Vers le milieu du 3ième siècle, un important conflit surgit autour de la
question de savoir s’il fallait re-baptiser ceux baptisés par des hérétiques, lors de
leur réception dans l’Eglise. Invoquant la tradition locale, Cyprien de Carthage
et les évêques de l’Afrique du nord, appuyés par des synodes réunis autour de
l’évêque Firmilien de Césarée, dans l’est de la Méditerranée, ont soutenu que de
telles personnes devaient être baptisées à nouveau, tandis que l’évêque Etienne
de Rome, se référant à la tradition romaine et même à Pierre et à Paul (Cyprien,
Ep. 75, 6, 2), soutenait qu’ils ne devaient pas l’être. La communion entre
Etienne et Cyprien fut sérieusement compromise, mais non pas formellement
interrompue. Les premiers siècles montrent ainsi que les décisions et les points
de vue des évêques de Rome étaient parfois contestés par des frères dans
l’épiscopat. Ces siècles témoignent également de la vigueur de la vie synodale
de l’Eglise primitive. Les nombreux synodes africains de l’époque et la
correspondance soutenue entre Cyprien et Etienne et, surtout, avec son
prédécesseur, Corneille, indiquent un esprit intense de collégialité (cf. Cyprien,
Ep. 55, 6, 1-2).
8. Toutes les Eglises de l’Orient et de l’Occident croyaient que l’Eglise de
Rome occupait la première place (c.-à-d. la primauté) parmi les Eglises Cette
primauté résultait de plusieurs facteurs : de la fondation de cette Eglise par
Pierre et Paul et du sentiment de leur présence vivace en cette ville ; du martyre
à Rome de ces deux, les plus importants des apôtres (coryphées), du fait que
leurs tombes (tropaia) était dans la ville et du fait que Rome était la capitale et le
centre de communication de l’Empire.
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9. Les premiers siècles montrent le lien fondamental et inséparable entre la
primauté du siège de Rome et la primauté de son évêque : chaque évêque
représente, personnifie et exprime son diocèse (cf. Ignace d’Antioche, aux
Smyrniotes 8 ; Cyprien, Ep. 66, 8). De fait, il serait impossible de parler de la
primauté d’un évêque sans parler de son siège. A partir de la seconde moitié du
deuxième siècle, on enseignait que la continuité de la tradition apostolique était
signifiée et exprimée par la succession des évêques des sièges fondés par les
Apôtres. L’Orient comme l’Occident ont continué à soutenir que la primauté du
siège précède la primauté de l’évêque et que celle-là est la source de celle-ci.
10. Cyprien croyait que l’unité de l’épiscopat et de l’Eglise étaient symbolisée
en la personne de Pierre, à qui la primauté avait été donnée, et en son siège et
que tous les évêques détenaient cette charge en commun (« in solidum » ; De
unit. ecc., 4-5). Le siège de Pierre se trouvait donc dans chaque diocèse, mais
particulièrement à Rome. Ceux qui se déplaçaient à Rome venaient « au siège de
Pierre, à l’Eglise primordiale, à la source même de l’unité épiscopale » (Ep. 59,
14, 1).
11. La primauté du siège de Rome en est venue à s’exprimer en différents
concepts : cathedra petri, sedes apostolica, prima sedes. Cependant,
l’affirmation du pape Gélase : « Le premier siège n’est jugé par personne »
(« prima sedes a nemine iudicatur » ; cf. Ep. 4, PL 58, 28B ; Ep. 13, PL 59,
64A), utilisée par la suite dans un contexte ecclésial et qui devint une source de
contentieux entre l’Orient et l’Occident, signifiait à l’origine tout simplement
que l’empereur ne pouvait pas juger le pape.
12. Les traditions orientale et occidentale reconnaissaient au premier parmi
les sièges patriarcaux un certain « honneur » (timi) qui n’était pas purement
honorifique (concile de Nicée, can. 6 ; concile de Constantinople, can. 3 ;
concile de Chalcédoine, can. 28). Cet honneur impliqua une « autorité »
(exousia ; cf. document de Ravenne, n. 12), qui était néanmoins « sans
domination, sans coercition physique ni morale » (doc. De Ravenne, n. 14). Bien
que les conciles œcuméniques fussent convoqués pendant le premier millénaire
par l’empereur, aucun concile ne pouvait être considéré comme œcuménique
sans le consentement du pape, accordé soit préalablement soit à posteriori. On
peut y voir une application au niveau universel de la vie de l’Eglise du principe
énoncé par le canon apostolique 34 : « Les évêques de chaque province (ethnos)
doivent reconnaître celui qui est le premier (protos) entre eux et le considérer
comme le chef (kephale) et ne rien faire d’important sans son consentement
(gnome) ; chaque évêque ne doit gérer que ce qui concerne son propre diocèse
(paroikia) et les territoires qui en dépendent. Mais le premier (protos) ne peut
rien faire sans le consentement de tous. Car de la sorte, la concorde (homonoia)
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prévaudra et Dieu sera loué par le seigneur dans l’Esprit saint » (cf. Doc. De
Ravenne, n. 24). A tous les niveaux de la vie de l’Eglise, primauté et conciliarité
sont interdépendantes.
13. L’empereur Justinien (527-65) fixa dans le droit impérial l’ordre des cinq
sièges principaux, Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem
(Novellae 131, 2 ; cf. 109, praef ; 123, 3). Il constitua ainsi le système connu
par la suite sous le vocable de la Pentarchie. L’évêque de Rome fut perçu
comme le premier dans l’ordre (taxis), sans néanmoins que la tradition
pétrinienne soit mentionnée.
14. L’époque du pape Grégoire 1er (590-604) a vu la continuation d’une
dispute qui avait déjà commencé sous le pape Pélage II (579-590) relative au
titre de « patriarche œcuménique » pour le patriarche de Constantinople. Des
compréhensions différentes en Orient et en Occident avaient donné lieu à cette
dispute. Grégoire a vu en ce titre une présomption intolérable et une violation
des droits canoniques des autres sièges orientaux, tandis qu’en Orient, le titre
était entendu comme une expression de droits majeurs à l’intérieur du patriarcat.
Par la suite, Rome accepta le titre. Grégoire dit que personnellement, il refusait
le titre de « pape universel » ; il se considérait honoré plutôt quand chaque
évêque recevait l’honneur qui lui était dû (« mon honneur est l’honneur de mes
frères », Ep. 8, 29). Il s’est donné pour titre « le serviteur des serviteurs de
Dieu » (servus servorum dei).
15. Le couronnement en l’an 800 de Charlemagne par le pape Léon III
marqua le début d’une nouvelle ère dans l’histoire des revendications papales.
Un facteur supplémentaire qui a abouti à des différends entre l’Est et l’Ouest fut
l’apparition des fausses Décrétales (c. 850), dont la visée était le renforcement
de l’autorité romaine afin de protéger les évêques. Les Décrétales jouèrent un
rôle immense pendant les siècles suivants, au fur et à mesure que les papes ont
progressivement commencé à agir dans l’esprit des Décrétales, qui déclarèrent,
par exemple, que toutes les causes majeures (causae maiores), en particulier la
déposition d’évêques et de métropolitains, étaient, en dernier ressort, la
responsabilité de l’évêque de Rome et que tout concile et tout synode recevait
son autorité légale de sa confirmation par le siège romain. Les patriarches de
Constantinople n’acceptèrent pas un tel point de vue, qui était contraire au
principe de synodalité. Bien que les Décrétales ne visent pas en fait l’Orient, des
Occidentaux les y appliquèrent, plus tard, pendant le deuxième millénaire.
Malgré de telles aggravations des tensions, en l’an 1000 les chrétiens et en
Occident et en Orient étaient encore conscients de leur appartenance à une
Eglise une et indivise.
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L’évêque de Rome, successeur de Pierre
16. L’accent tôt mis sur le lien du siège de Rome et avec Pierre et avec Paul
est devenu avec le temps un lien plus spécifique entre l’évêque de Rome et
l’apôtre Pierre. Le pape Etienne (milieu du IIIe siècle) appliqua le premier à son
propre office Mt 16 :18 (« Tu es Pierre et sur ce roc je bâtirai mon Eglise »). Le
concile de Constantinople en 381 précisa que la ville de Constantinople devait
occuper la deuxième place après Rome : « Parce qu’elle est la nouvelle Rome,
l’évêque de Constantinople doit jouir d’une primauté d’honneur après l’évêque
de Rome » (canon 3). Le critère invoqué par le concile pour l’établissement de
l’ordre des sièges n’était donc pas leur fondation apostolique, mais le place
occupée par la ville dans l’organisation civile de l’Empire romain. Le synode
convoqué en 382 à Rome sous la présidence du pape Damase (cf. Decretum
Gelasianum 3) invoqua un critère différent pour l’établissement de l’ordre des
sièges majeurs. Dans ce cas, trois sièges principaux furent mentionnés : Rome,
Alexandrie et Antioche, sans aucune mention de Constantinople. Il y est dit que
la première place fut attribuée à l’Eglise de Rome à cause des paroles du Christ
à Pierre (Mt 16 :18) et à cause de sa fondation par Pierre et Paul. La deuxième
place fut assignée à Alexandrie, fondé par Marc, le disciple de Pierre et la
troisième à Antioche, où Pierre avait vécu avant de se déplacer à Rome. Cette
idée des trois sièges pétriniens fut répétée par des papes du cinquième siècle, tels
que Boniface, Léon et Gélase. Dès 381-2, donc, s’étaient précisés deux critères
distincts pour l’établissement du rang ecclésial d’une Eglise : le premier
supposait que le statut ecclésial devait correspondre au rang civil de la ville en
question, le second faisait appel à l’origine apostolique et plus spécifiquement
pétrinienne.
17. Le pape Léon (440-461) approfondit et développa de manière significative
l’idée pétrinienne. Il établit une distinction nette entre le ministère pétrinien lui-
même et la personne qui l’exerçait, personne qu’il voyait comme un héritier
indigne (haeres) de saint Pierre (Serm. 3, 4). En tant que héritier, le pape devient
« apostolicus » et il hérite également le « consortium » de l’unité indivisible
entre le Christ et Pierre (Serm. 5, 4 ; 4, 2). En conséquence, il est de son devoir
de prendre soin de toutes les Eglises (cf. 2 Cor 11 : 28 ; Ep. 120, 4). La priorité
accordée à Pierre se fonde sur le fait que le Christ lui confia ses brebis et à lui
seul (Jn 21 : 17 ; cf. Ep 9, Serm. 96, 3). Léon se considérait « le gardien de la foi
catholique et des constitutions des Pères » (Ep. 114), obligé de promouvoir le
respect et l’observance des conciles.
18. Lors du quatrième concile œcuménique (451), la lecture du Tome de Léon
fut suivie de l’acclamation : « Pierre a parlé à travers Léon ». Cela ne constitue
cependant pas une définition formelle de succession pétrinienne. C’était
reconnaître que Léon, l’évêque de Rome, avait articulé la foi de Pierre, qui se
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trouvait particulièrement dans l’Eglise de Rome. Après ce même concile, les
évêques dirent que Léon était « le porte-parole envers tous du bienheureux
Pierre … transmettant à tous la béatitude de sa foi » (Epistola concilii
Chalcedoniensis ad Leonem papam = Ep. 98 de Léon). Augustin, également, mit
l’accent sur la foi plutôt que simplement sur la personne de Pierre, lorsqu’il dit
que Pierre était « figura ecclesiae » (In Jn. 7, 14 ; Sermo 149, 6) and « typus
ecclesiae » (Sermo 149, 6) dans sa confession de foi en le Christ. Il serait donc
simplifier à l’excès que de dire que l’Occident interprète le « roc » de Mt 16 :18
comme la personne de Pierre tandis que l’Orient l’interprète comme la foi de
Pierre. Dans l’Eglise des premiers siècles, tant à l’Est qu’à l’Ouest, c’était la
succession de la foi de Pierre qui était de la première importance.
19. Il est important de garder présent à l’esprit que toute succession
apostolique est une succession dans la foi apostolique, dans le contexte d’une
Eglise locale particulière. D’un point de vue ecclésiologique, il n’est pas
possible de concevoir une succession entre personnes indépendamment ou en
dehors de la foi apostolique et d’une Eglise locale. Dire, donc, que Pierre parle à
travers l’évêque de Rome signifie en premier lieu que celui-ci exprime la foi
apostolique que son Eglise a reçue de l’apôtre Pierre. C’est surtout en ce sens
que l’on peut comprendre l’évêque de Rome comme le successeur de Pierre.
20. En Occident, l’accent placé sur le lien entre l’évêque de Rome et l’apôtre
Pierre, s’accompagna, surtout à partir du quatrième siècle, d’une référence
progressivement plus spécifique au rôle de Pierre à l’intérieur du collège des
Apôtres. La primauté de l’évêque de Rome entre les évêques s’interprétait peu à
peu comme une prérogative qui lui revenait parce qu’il était le successeur de
Pierre, le premier des apôtres (cf. Jérôme, In Isaiam 14, 53 ; Léon, Sermo 94, 2 ;
95, 3). La position de l’évêque de Rome parmi les évêques était comprise en
fonction de celle de Pierre parmi les Apôtres. En Orient, cette évolution de
l’interprétation du ministère de l’évêque de Rome n’a pas eu lieu. Une telle
interprétation n’y fut jamais explicitement rejetée pendant le premier millénaire
mais l’Orient avait plutôt tendance de voir chaque évêque comme le successeur
de tous les Apôtres, dont Pierre (cf. Cyprien, De unit. ecc., 4-5 ; Origène, Comm
in Matt.).
21. D’une manière quelque peu semblable, l’Occident ne rejetait pas l’idée
de la Pentarchie (cf. supra, n. 13). En fait, l’Occident observait scrupuleusement
la taxis des cinq sièges principaux, Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche
et Jérusalem, autour desquels se développèrent les cinq patriarcats de l’Eglise
ancienne (cf. Document de Ravenne, n. 28). L’Occident n’a cependant jamais
attribué à la Pentarchie la même signification comme mode de gouvernance de
l’Eglise comme l’a fait l’Orient.
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22. Il est à remarquer que ces manières assez différentes de comprendre la
position de l’évêque de Rome et les rapports entre les sièges majeurs,
respectivement en Occident et en Orient et basées sur des interprétations
bibliques, théologiques et canoniques nettement différentes, ont coexisté
pendant plusieurs siècles jusqu’à la fin du premier millénaire, sans provoquer
une rupture de communion.
Le rôle de l’évêque de Rome pendant des moments de crise dans la
communion ecclésiale
23. L’Eglise a vécu pendant le premier millénaire beaucoup de moments où la
communion ecclésiale était en péril, par exemple chaque fois que les définitions
de Nicée furent contestées en Orient par la condamnation d’évêques orthodoxes
par certains conciles du quatrième siècle et lorsque la formule christologique de
Chalcédoine fut contestée au cinquième siècle par le monophysisme et le
« Hénotikon » (qui provoqua le schisme acacien), et ensuite par le
monoénergisme et le monothélisme au septième et également à l’époque de la
crise iconoclaste aux huitième et neuvième siècles. Les catholiques romains et
les orthodoxes reconnaissent tous les deux l’importance du rôle joué à ces
moments par l’évêque de Rome.
24. En fait, à partir du quatrième siècle, il y a eu une reconnaissance
croissante de Rome comme centre vers lequel le monde chrétien tout entier
pouvait en différentes circonstances adresser des appels en justice ou des
demandes d’aide. En 339-40, Athanase, évêque d’Alexandrie, interjeta appel
auprès du pape Jules. Selon les paroles du pape, citées par Athanase, « Il
[Athanase] est venu, non pas de son propre chef, mais convoqué par lettre de
notre part » (Athanase, Apologia contra Arianos 29 ; cf. 20,33 et 35). Il paraît
donc que Jules n’a pas simplement répondu à un appel de la part d’Athanase,
mais a lui-même pris l’initiative de ‘convoquer’ l’évêque d’Alexandrie. Dans ce
cas, donc, le rôle de l’évêque de Rome semble avoir été plus qu’une simple
instance d’appel.
25. Des demandes d’aide adressées à Rome en des moments de crise étaient
parfois accompagnées de requêtes similaires envoyées à d’autres sièges
ecclésiastiques majeurs. Jean Chrysostome (404), par exemple, en appela non
seulement à Rome mais aussi aux évêques de Milan et d’Aquilée. L’intention
était donc que l’action entreprise par l’évêque de Rome soit coordonnée, dans un
esprit conciliaire, avec celle d’autres sièges majeurs. Qui plus est, les initiatives
de l’évêque de Rome furent généralement entreprises dans le cadre du synode
romain et lui faisaient généralement référence. De ce point de vue aussi, ils
avaient donc un caractère conciliaire ou synodal. Par exemple, dans des
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correspondances lors de la dispute photienne, les évêques de Rome soulignaient
qu’ils avaient pris leurs décisions en conformité avec les règles ou canons et de
manière synodale (« regulariter et synodaliter » ou « canonice et synodaliter »).
26. La procédure à suivre en matière d’appels à Rome fut élaborée par le
concile de Sardique (342-3, canons 3-5). Ces canons disposent qu’un évêque,
après sa condamnation, pouvait interjeter appel auprès du pape et que celui-ci
pouvait, s’il le jugeait approprié, ordonner un nouveau procès, qui devait être
instruit par les évêques des diocèses voisins de celui de l’évêque condamné. Si
l’évêque appelant en formulait la demande, le pape pouvait également envoyer
des représentants pour assister les évêques des diocèses voisins. Sardique, bien
que prévu à l’origine comme un concile œcuménique, était, en fait, un concile
local de l’Occident, dont les canons furent acceptés en Orient lors du concile in
Trullo (692).
27. La description la plus claire des conditions nécessaires pour qu’un concile
puisse être considéré comme œcuménique fut fournie par le septième concile
œcuménique (Nicée II, 787), le dernier à être reconnu comme tel, à la fois en
Orient et en Occident :
-il fallait qu’il soit accepté par les chefs (proedroi) des Eglises et que ceux-ci
soient en accord (symphonia) avec lui ;
-le pape de Rome doit être un « coopérateur » ou « collaborateur » (synergos)
avec le concile ;
-les patriarches de l’Orient doivent être « en accord » (symphronountes) ;
- la doctrine du concile doit être en accord avec celle des conciles œcuméniques
précédents ;
- le concile doit recevoir sa numérotation spécifique, afin d’être rangé dans la
séquence des conciles acceptés par l’Eglise en son ensemble.
Bien que le rôle du pape reçoive ici une mention spécifique, il y a des
différences d’interprétation quant aux termes de symphonia, de synergos et de
symphronountes. L’étude de cette matière doit être approfondie.
28. On peut affirmer que pendant le premier millénaire, l’évêque de Rome, en
tant que premier (protos) parmi les patriarches, exerçait un rôle de coordination
et de stabilité dans des questions relatives à la foi et à la communion, en fidélité
à la tradition et en respectant la conciliarité.
L’influence de facteurs non théologiques
29. Pendant le premier millénaire, un nombre de facteurs qui n’étaient pas
directement théologiques a joué un rôle assez important dans les relations entre
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les Eglises de l’Orient et de l’Occident et a eu une influence sur la
compréhension et l’exercice de la primauté de l’évêque de Rome. Ces facteurs
étaient de divers ordres, par exemple politiques, historiques, socio-économiques
et culturels.
30. Comme indicateurs de facteurs pertinents, on peut retenir les suivants :
- la terminologie, la mentalité et l’idéologie de l’Empire romain ;
- les fluctuations de la politique impériale en ce qui concerne la vie de l’Eglise ;
- le transfert à l’Orient de la capitale de l’Empire ;
- le déclin et la chute de l’Empire romain d’Occident et ses conséquences
en ce qui concerne l’équilibre politique et culturel entre l’Orient et l’Occident ;
- la séparation culturelle progressive entre l’Orient et l’Occident, qui a
débouché sur une méconnaissance, un éloignement et une incompréhension
réciproques ;
- l’expansion de l’islam sur les territoires des patriarcats d’Alexandrie,
d’Antioche et de Jérusalem, de même que dans les régions de l’Afrique du nord
et l’Espagne ;
- l’essor de l’Empire d’Occident de Charlemagne ;
- l’influence personnelle de certaines figures historiques.
Une reconnaissance des facteurs non théologiques à l’œuvre dans les relations
entre l’Orient et l’Occident chrétiens et une appréciation de la nature de leurs
interactions avec différents facteurs théologiques permettent une compréhension
approfondie de la vie et de la foi de l’Eglise et, en particulier, des diversités qui
se développèrent entre l’Orient et l’Occident.
Conclusion
31. Pendant tout le premier millénaire, l’Orient et l’Occident étaient unis sur
certains principes théologiques fondamentaux, par exemple, l’importance de la
continuité de la foi apostolique, l’interdépendance de la primauté et de la
conciliarité/synodalité à tous les niveaux de la vie de l’Eglise et une
compréhension de l’autorité comme « un service (diakonia) d’amour », avec,
comme but, « l’incorporation de l’humanité toute entière dans le Christ » (cf.
Document de Ravenne, nn. 13-14). Bien que l’unité de l’Est et de l’Ouest fût
parfois troublée, les évêques de l’Orient et de l’Occident étaient toujours
conscients de leur appartenance à la même Eglise et du fait d’être successeurs
des apôtres dans un unique épiscopat. La nature collégiale des évêques
s’exprimait dans la vigueur de la vie synodale de l’Eglise à tous les niveaux,
local, régional et universel. Au niveau universel, l’évêque de Rome agissait en
tant que protos parmi les chefs des sièges majeurs. Il y a beaucoup d’instances
d’appels de différentes natures adressés à l’évêque de Rome afin de promouvoir
la paix et de maintenir la communion de l’Eglise dans la foi apostolique.
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32. L’expérience du premier millénaire a eu une influence profonde sur le
développement des relations entre les Eglises de l’Orient et de l’Occident.
Malgré les divergences croissantes et les schismes temporaires pendant cette
période, la communion fut maintenue entre l’Occident et l’Orient. Le principe
de la diversité en l’unité, accepté explicitement par le concile réuni en 879-80 à
Constantinople, a une signification particulière pour le thème de l’étape actuelle
de notre dialogue. Des divergences très nettes de compréhension et
d’interprétation n’ont pas empêché le maintien de la communion entre l’Orient
et l’Occident. Il y avait une conscience très forte de constituer une seule Eglise
et une volonté de rester dans l’unité, comme un troupeau sous un berger (cf. Jn
10 :16). Le premier millénaire, que nous avons étudié pendant cette étape de
notre dialogue, est la tradition commune à nos deux Eglises. Dans ses principes
théologiques et ecclésiologiques fondamentaux, que nous avons étudiés ici, cette
tradition commune devrait servir de modèle pour la restauration de notre pleine
communion.
Le 3 octobre, 2008
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TEODORO STUDITA
Chi non conosce la storia non conosce nulla (R.Taft)
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